Moïse Kisling Catalogue raisonné en préparation

Le « Volume IV et Additifs aux Tomes I, II et III » du Catalogue raisonné de l’Œuvre de Moïse Kisling est actuellement en préparation.

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Venant de Cracovie, Kisling arrive à la gare du Nord en 1910 ou 1911, les dates varient selon les témoignages.
Pressent-il que la France deviendra son pays d’adoption et que lui-même saura être généreux en retour, offrant son courage et partageant son avenir sans jamais être déçu par la réalité du quotidien.
C’est un jeune homme de 19 ans, déjà éduqué à la culture française, qui descend du train dans un Paris dont il ne comprend pas encore la langue avec 20 francs en poche, ce qui à l’époque ne permet de vivre que quelques semaines. Dans une mansarde louée du quartier latin, Kisling se met à peindre immédiatement.

Ses premiers tableaux aux formes très simplifiées présentent une architecture rigoureuse où se devine l’influence de Cézanne. Le cadrage, la composition en gros plan, l’abandon des lois strictes de la perspective, le fond sobre, font paraître le sujet représenté comme suspendu dans l’espace.
Aucune place pour l’anecdote, les thèmes sont simples et se limitent à cinq. On compte les portraits, les fleurs, les paysages, les nus et les natures mortes. On peut s’étonner du nombre restreint de thèmes choisis mais, selon son fils Jean, ces sujets heureux apportaient à Kisling du bonheur et de la joie de vivre.
Par volonté d’assimilation ou indifférence, aucune thématique juive ne se retrouve dans l’œuvre de Kiki, surnom familier qu’il adoptera à la place de « Moïse ». Henri Troyat aura à son égard, comme à celui d’autres artistes exilés, cette jolie définition : « ils deviennent français par le feuillage, tout en restant étrangers par les racines »

Avec une rapidité déconcertante Kisling établit des liens avec la colonie d’artistes venue de tous les horizons : Pascin, Picasso, Juan Gris, Hayden …
Cultivé, il connait les leçons de Van Gogh, Gauguin, Monet, des Fauves ou des Nabis. Il s’en nourrit sans les adopter, pour suivre une voie personnelle.
Kisling admire ses contemporains, notamment Picasso et Derain, mais se garde bien de leur ressembler. Par la suite l’artiste déclarera, pour expliquer ce détachement vis-à-vis des nouvelles tendances, « je ne peux pas porter de jugement sur ce qui ne me touche pas ».
La période est au cubisme, Kisling résiste à l’influence de Picasso qui veut l’entraîner dans ce mouvement.
Tout au plus de 1911 à 1913 trouve-t-on dans ses paysages d’Audierne et de Céret une décomposition géométrique des formes, organisée en plans sommaires et en couleurs monochromes.
Si Kisling structure par plan ses paysages et schématise ses natures mortes, il refuse d’appliquer ce procédé aux portraits, restant fidèle au modelé et jugeant les déformations cubistes inadaptées au traitement de la figure humaine.

Deux écrivains, André Salmon et Max Jacob, lui permettront de participer au Salon d’Automne de 1912 où ses toiles seront exposées à proximité de celles de Matisse et Bonnard et recevront un accueil favorable de la critique.
Kisling habite alors au Bateau Lavoir à Montmartre qui passera à la postérité comme un berceau des avant-gardes par les hôtes prestigieux qui y ont vécu.
Pour les habitants, c’est une bâtisse en bois, sommaire et humide, divisée en une vingtaine d’ateliers, glaciale en hiver, étouffante en été et dotée uniquement d’un seul point d’eau. Cette location d’ateliers bon marché attire de jeunes artistes dont le talent se révélera. Picasso, Van Dongen, Modigliani et d’autres y ont été hébergés. Les écrivains et les critiques d’art le fréquentent. Kisling y rencontre Guillaume Apollinaire, Max Jacob ainsi que celui qui, le premier, commercialisera ses tableaux, le marchand d’art Adolphe Basler.
D’origine polonaise, Basler est un de ces nombreux marchands en chambre qui, pour arrondir leur fin de mois, vendent dans leurs propres appartements les tableaux de jeunes artistes. C’est aussi un écrivain cultivé, historien d’art, qui a été le secrétaire d’Apollinaire et au service de la galerie Bernheim-Jeune. Malgré des moyens modestes il a été un des premiers à acquérir des tableaux du très jeune Kisling et à croire en son talent. Le catalogue d’exposition du Salon de 1912 indique que Kisling réside « 5, rue de Bagneux 14ème », qui est, en fait, l’adresse de Basler, manière habile d’amener à lui la clientèle.
Par ses achats, Basler assure des rentrées régulières à Kisling et le prendra brièvement sous contrat avec des mensualités de 300 francs contre toute sa production.

En 1912 et 1913, Kisling séjourne à Céret, station balnéaire des Pyrénées, qui héberge des artistes du mouvement cubiste, Picasso, Herbin, Braque …
Il y prépare sa deuxième exposition destinée à la Société des artistes indépendants de 1913 pour laquelle trois de ses œuvres seront acceptées.
« Vous verrez dans trois cents ans, il faut peindre pour la postérité » déclare Kisling. Pour que ses tableaux se transmettent de génération en génération, les couleurs doivent résister. Ainsi n’emploiera-t-il que du matériel de premier choix. Née d’une vocation et d’une volonté, sa peinture ne peut être confondue avec aucune autre. Le style Kisling, indépendant et personnel, est en train de naître.
Sa vie nocturne dissipée, faite d’errance et d’alcool, s’efface le matin devant le chevalet lorsque l’artiste se met à la tâche.

En juin 1914, pour une raison obscure mais une raison d’honneur, a lieu un duel avec Gottlieb, dont le mérite sera de montrer le courage de Kisling qui n’avait jamais tenu de sabre auparavant à la différence de son adversaire. Cette rencontre célèbre fut reprise par la presse et projetée en film chez Gaumont, ce qui fit une formidable publicité pour les artistes de Basler.

Un quartier de Paris, Montparnasse, devient alors « capitale des Arts » et attire du monde entier écrivains, artistes, modèles, collectionneurs qui le soir font tapage à la Rotonde, au Dôme ou autres cafés à la mode.
En son centre, Kisling installe, au 3 rue Joseph Bara, son atelier et appartement qui deviennent le soir un lieu de passage et de fêtes mémorables.

Kisling ne croit pas à la guerre et, en été, voyage avec Basler en Belgique pour visiter les musées et admirer les Vermeer, Rembrandt et Franz Hals lorsque les Allemands envahissent le territoire début août. Le retour en France est impossible et les deux hommes se réfugient à Amsterdam chez les Tas avant de pouvoir rejoindre Paris par la mer.

Kisling fait preuve d’un dévouement total envers la France et s’engage pleinement aux côtés de sa nouvelle patrie en rejoignant la légion étrangère pour combattre. En mai 1915, il est blessé grièvement lors de l’assaut du village de Carency tenu par les Allemands et démobilisé. Par le sang offert, Kisling sera naturalisé français dix ans plus tard.

 

 

En quête de soleil et de repos, l’artiste part pour Sagunto en Espagne, petite ville médiévale composée de maisonnettes blanches et parsemée d’églises gothiques. Les paysages de cette période présentent encore des plans géométriques que l’artiste abandonnera peu à peu à son retour à Paris pour une représentation plus naturaliste.
Dans la capitale, Kisling retrouve Modigliani dans un état physique et intellectuel pitoyable et l’héberge dans son atelier pour partager ses tubes de couleur et ses toiles car l’italien a abandonné la sculpture pour la peinture.
Kisling rencontre Renée Gros, fille de militaire, qu’il épousera deux ans plus tard et qui lui donnera deux enfants, Jean et Guy.

En novembre 1916, la galerie Lyre et Palette à Paris organise une exposition des œuvres appartenant à Paul Guillaume : Kisling, Matisse, Modigliani et Picasso y figurent.
La même année, Kiki et Renée séjournent à Saint Tropez et la lumière du sud lui fait éclaircir sa palette de couleurs. Il évite de border le sujet de contours sombres et utilise des aplats de couleurs vives pour mieux accrocher la lumière : la laque garance rose, le jaune de cadmium, le vert Véronèse, la laque carminée, la laque vermillon, le bleu de manganèse.
Kisling aimait la vie et la vie l’aimait. Il déclare : « Il faut qu’on lise sur un tableau la joie qu’un peintre éprouve à le créer. »

En 1917, le couple, qui s’est marié en août, voyage à Londres, en Suède et séjourne chez les Tas qui avaient accueilli Kiki en Hollande avant-guerre. Abandonnant Basler pour un concurrent, Kisling confie la commercialisation de ses peintures à Zborowski, le marchand de Modigliani. Parallèlement, Kisling voit avec soulagement la fin de la guerre, la défaite allemande et la dislocation de l’empire austro-hongrois.
Une mauvaise nouvelle frappe le paysage artistique. Le poète Apollinaire, revenu blessé du front, décède de la grippe espagnole laissant Montparnasse orphelin.
A Paris ou à Saint Tropez, Kisling travaille. La vue des rivages méditerranéens lui inspire l’emploi de couleurs primaires et complémentaires, issues des recherches des peintres néo-impressionnistes et basées sur la loi des contrastes simultanés (loi de Chevreul).
Kisling peint pour deux importantes expositions qui se tiendront l’année suivante à Marseille et Paris. Comme les amateurs et les marchands ne laissent pas aux toiles le temps de sécher, il se retient de vendre, ce qui le met dans une situation pécuniaire difficile.

En 1919, il expose aux Ateliers Nadar-Detaille à Marseille avec Cézanne, Dufy, Renoir, Valadon et Vlaminck.
La même année en octobre la galerie Druet à Paris lui offre sa première exposition personnelle réunissant 43 toiles et 6 papiers. Le journal « Comœdia » relève « la somptuosité des tons que l’artiste se plait à juxtaposer, la joie qui les assemble, le rythme grave qui les unit ». Définissant Kisling comme un « oriental européen », la critique s’attarde sur les nus qu’elle associe à des madones byzantines. Le critique René-Jean remarque l’admiration que Kisling a pour Cézanne, son regard pour Marquet, ses recherches pour Matisse, son goût pour Dufy, son admiration pour Vermeer, mais de toutes ces influences Kisling se dégage pour ne garder qu’une vision personnelle. De fait son style est-il immédiatement reconnaissable et distinctif.

Le début de l’année 1920 est tragique. Son ami Modigliani décède à l’hôpital, sa compagne Jeanne Hébuterne se suicide. Montparnasse et le monde des Arts est en deuil. Comme lui, juif exilé, Modigliani a été l’ami le plus proche de Kisling l’ayant hébergé dans une petite pièce attenante à son atelier. Modigliani a peint des portraits de Kisling et de son épouse. Ce sera pour Kisling une blessure qui ne se refermera pas et que les décès de Satie en 1925 et de Pascin en 1930 ouvriront de nouveau.

Montparnasse comptera dans l’entre-deux-guerres de très riches heures de créativité assurant pour les plus inventifs gloire et succès. Kisling a sa place au milieu des artistes, des écrivains, des critiques d’art, des galeristes, des excentriques et tout un monde interlope qui gravite entre les bals, les cafés et les cabarets.
Les modèles pour artistes ne manquent pas. Les peintres vont quelquefois les chercher au Sphinx, lieu de plaisir, ou dans les cafés à la mode, en soirée. Certains modèles frappent le matin à 8h à la porte des ateliers d’artistes pour proposer leur service. C’est à la Rotonde que Kisling découvre Alice Prin qui deviendra célèbre sous le nom de Kiki de Montparnasse. Une quinzaine de peintures la représente mais Kisling devra partager son modèle avec Foujita avant que Man Ray ne la prenne pour muse dans sa célèbre photographie « Le Violon d’Ingres » en 1924. Kisling trouve des modèles italiens sur les terre-pleins du boulevard Raspail où bambini, madones et pifferari attendent l’embauche. Le modèle peut être aussi une petite boutiquière modestement vêtue, rencontrée au coin d’une rue et qui sait qu’ainsi elle aura vendu toutes ses fleurs.
Respectant les temps de séchage, Kisling travaille sur quatre toiles à la fois, chacune sur un chevalet et quelquefois 3 modèles se succèdent pendant la matinée.

Le succès pour Kisling est alors au rendez-vous tant sur le plan familial, avec les naissances de ses Jean et Guy en 1922 et 1923, que sur le plan commercial. Paul Guillaume accompagne dans les galeries et chez les artistes le docteur Barnes, collectionneur américain, qui se rend célèbre en achetant sur le marché les tableaux de Modigliani, Soutine, Pascin, Utrillo, Laurencin, Derain, Matisse et une vingtaine de Kisling.
Les expositions de groupe ou personnelles se succèdent de 1920 à 1939 : le Salon d’Automne, des Indépendants, des Tuileries mais aussi quelques rétrospectives phares : Paul Guillaume en 1924, Charles-Auguste Girard en 1931 (qui a succédé comme marchand à Zborowski), la galerie Guy Stein en 1937, la galerie Le Niveau en 1938.

Durant la période des années folles de l’entre-deux-guerres, les collectionneurs comme les marchands recherchent les toiles de Kisling. Le public apprécie la palette chatoyante, la sensibilité du traité, la constitution robuste des formes et l’harmonie de l’exécution. Les vedettes de théâtre, de la littérature et de la mode se proposent comme modèles : Arletty, Falconetti, Valentine Tessier, Madeleine Sologne, Colette sont du nombre. A ses facultés d’observation, de perception et d’analyse, Kisling ajoute à sa peinture ce qu’il perçoit, ressent et subodore. Ainsi, selon qu’il s’agisse de portraits, de nus, de fleurs, de paysage ou de natures mortes, sa manière de peindre s’enrichit subtilement de ce que lui apporte le sujet. Kisling accorde une importance particulière au portrait qu’il ne voit pas comme une simple représentation physique car il y ajoute une dimension psychologique et lyrique. Sans s’écarter de la réalité, Kisling ne peint pas un visage, il l’interroge pour ajouter à l’apparence, le sentiment et le ressenti. Pour les modèles rencontrés aux coins des rues, la vision de Kisling est compatissante. Sa peinture chargée d’une émotion particulière révèle un drame imperceptible transmis par la pose, l’attitude ou le regard du personnage représenté.
Ses portraits sont campés en premier plan, sans souci excessif de la perspective, pour s’inscrire sur un fond simplifié ou légèrement décoré. Le visage est stylisé, orné de grands yeux allongés en forme d’amande, les sourcils et la bouche bien dessinés. De cette carnation parfaite émane un mélange de joie et de mélancolie que Salmon résumera ainsi « ce que leurs lèvres promettent, leurs yeux le démentent ».

Les nus aux corps irréprochables peints par Kisling sont tous féminins. Même s’il suscite le désir chez l’artiste, le modèle semble distant, intouchable, évitant au spectateur le jeu de la séduction par une sensualité froide. L’idéalisation du visage, le regard sans équivoque, la position du corps dévoilé, certes, mais pas offert, s’inscrit dans une mise en scène sans érotisme qui met le modèle hors de portée de toute vulgarité ou concupiscence.
Cette distanciation que Kisling s’impose avec le modèle afin de le préserver de tout désir charnel lui a été soufflé en 1917 par Modigliani alors que l’italien est en couple avec Beatrice Hastings. Kisling ayant par deux fois invité Beatrice à poser dans son atelier, reçu de la bouche de Modi la raison pour laquelle ce dernier s’opposait à sa venue : « quand une femme pose pour un peintre elle se donne », résumant par ces mots que la peinture touche le cœur, l’esprit et les sens.

Pour les fleurs, Jean, le fils de l’artiste, décrit la façon dont son père ordonnait sa mise en scène préalable afin de se rapprocher du naturel et éviter une composition imaginaire. Tout d’abord, il sélectionnait les fleurs avec soin, puis choisissait le vase, l’entablement et le fond. Puis venait l’arrangement des tiges, des feuilles et des branches une à une. L’artiste en contrôlait l’effet par de nombreuses allées et venues afin d’avoir du recul. On remarque que ses bouquets de fleurs sont une explosion d’allégresse teintée d’un soupçon d’angoisse car ce n’est pas un simple bouquet qui est représenté, mais aussi son destin. De ses bouquets de fleurs émane aussi l’éphémère car ce qui est déjà peint, si beau sur la toile de Kisling, est déjà fané au moment où l’ouvrage s’achève.
Les mimosas occupent toutefois une place singulière se démarquant comme l’un de ses motifs favoris, expressif, éclatant et coloré. Kisling a rencontré cette fleur élégante et hivernale qui est la première à s’épanouir dans les jardins du Midi entre Marseille et Sanary. Le peintre s’en émerveille et compose son bouquet sans qu’il n’y ait besoin d’autres graminées. Chaque petite boule jaune est traitée en volume avec minutie. Très souvent, le jaune des mimosas se détache sur un fond simple traité d’un aplat qui laisse toute sa place à l’exubérance de cette floraison couleur d’or.

Pour ses natures mortes comme pour les fleurs, Kisling sélectionne soigneusement les objets et les fruits évitant de surcharger son sujet.
Le plan généralement géométrique de l’entablement et du fond structure l’espace et s’accorde pour mettre en valeur la rondeur des fruits que l’on sent mûrs et gonflés de sève juteuse.
Une sensualité s’échappe de la variation chromatique des fruits dont la vitalité mériterait que l’on change le nom de nature morte pour l’appellation anglaise de nature vivante (still-life). D’ailleurs, devant un panier garni de toutes sortes de poissons, Kisling le désigna comme un « projet pour une bouillabaisse » (fish soup project).

Les ports comme les paysages font partie des thèmes de prédilection de Kisling car l’artiste ne peint que ce qui l’enchante, choisissant avec soin ses prises de vue. Le traité est parfois différent suivant la période et le sujet. A la structure cubique des paysages des années de jeunesse a succédé une représentation naturaliste composée de surfaces colorées aux formes simplifiées traitées sans contour. Indifférents aux éléments, au vent ou à la pluie, les paysages comme les ports de Kisling évoquent une nature idéalisée. L’œil s’y promène avec quiétude sans craindre de tempête.

Dans les années 1930, Kisling est un peintre reconnu qui expose dans toute l’Europe : à Londres, la galerie Leicester présente 42 toiles ; à Paris, la galerie Girard en affiche une cinquantaine et la galerie Le Niveau en montre 27. Il expose également à Venise à la XVIIIème Biennale internationale des Beaux-Arts et à Pittsbugh au Carnegie Institute.
Très élogieux, André Salmon, Florent Fels, Georges Gabory, René Hugghe préfacent les catalogues de ses expositions et publient articles de journaux et monographies. Kisling a gagné en notoriété et en reconnaissance, recevant même la Légion d’honneur en 1933. Le succès est là, ses créations sont recherchées des marchands et des collectionneurs. Mais l’insouciance et les années de bohème, tant chéries par l’artiste, se sont envolées au fil des tracas quotidiens et administratifs et une sourde inquiétude naît d’un bruit de bottes militaires.

En 1937, Paris organise sa cinquième Exposition Universelle. Cette dernière sonne le glas d’une époque d’insouciance brutalement clôturée par la guerre civile espagnole.
Kisling alterne les séjours entre Paris et la Provence et jette son dévolu sur un terrain à Sanary qui, légèrement en surplomb, offre une belle vue sur le golfe. La villa « La Baie », construite de ses mains, donnera naissance à de nombreux tableaux et sera un point de ralliement pour ses amis : Aldous Huxley, André Salmon, Valentine Tessier, Colette de Jouvenel, Cécile Sorel et Jean Metzinger …

En 1938, devant les signes avant-coureurs, les pactes d’agression et l’Anschluss, Kisling s’élève contre le régime hitlérien par voie de presse et à la radio, ce qui n’échappe pas au régime nazi.
Tout s’arrête avec la déclaration de guerre qu’initie l’Allemagne en envahissant la Pologne afin d’assouvir ses revendications territoriales sur le couloir de Dantzig.

En 1939, Kisling met à l’abri sa sœur Hélène et sa famille à Sanary et répond à la mobilisation en s’engageant comme soldat de 2ème classe alors qu’il porte sur sa poitrine la Légion d’honneur et les distinctions de la Légion étrangère dont il a fait partie durant la première guerre mondiale.
Compte tenu de son âge et de ses états de service, il est démobilisé alors que les Allemands occupent Paris, après avoir enfoncé le front français.
Prévenu par André Salmon du danger qu’il court, Kisling se prépare à l’exil. Il a juste le temps de saluer son vieux maître Pankiewicz à Marseille avant de fuir à Lisbonne où l’attendent sa belle-sœur, Guite, et son époux, le peintre Adriano de Souza Lopes.

Au Portugal, Kisling, malade, ne peint pas malgré ce qu’ont affirmé quelques ouvrages mal documentés et ce n’est qu’en mars 1941 qu’il arrive à New York où l’accueille Ernest Hemingway. Grâce à son charme, il s’intègre vite au milieu artistique. Les commandes de collectionneurs affluent et plusieurs expositions se succèdent dont une au Whitney Museum.
Sur le front de l’aide aux réfugiés et aux artistes nécessiteux restés en France, Kisling ne reste pas inactif, collectant des fonds et des vêtements au travers de la « Four Arts Association ».
En 1942, The Arts Club of Chicago expose 50 de ses tableaux, ce qui, avec la galerie Vigeveno et la Whyte gallery, lui offre une aisance financière. Cette même année, il vend une soixante de peintures et exécute le portrait de la famille Rubinstein qui l’accueille pendant plusieurs mois à domicile.
Au cours de ses cinq années d’exil entre New York, Chicago, Washington et Los Angeles, apparaissent plusieurs sujets panoramiques liés à la découverte de l’urbanisme américain et à l’atmosphère particulière des villes à structure verticale.

L’Allemagne vaincue, Kisling rentre en France en août 1946 et débarque à Marseille avec 45 malles pleines de produits de première nécessité destinées aux artistes français.
Après quelques semaines passées à Sanary, il comprend que son activité artistique doit passer par Paris pour reprendre.
Son appartement de la rue Joseph Bara étant occupé, Kisling est hébergé quelque temps chez Adolphe Milich avant de s’installer dans un nouvel atelier boulevard Saint Michel. Il prend conscience de l’ampleur des dégâts causés par l’ennemi et que nombre de « Montparnos » ont disparu : Max Jocob, Chaim Soutine, Antoine de Saint-Exupéry, Robert Desnos …
Chez les peintres, une nouvelle jeunesse succède à l’École de Paris préférant l’abstraction à la figuration jugée passéiste : Nicolas de Staël, Hans Hartung, Auguste Herbin, Elena Vieira da Silva … sont sur le devant de la scène.
Le quartier Saint-Germain devient le nouveau lieu d’attraction et de folies nocturnes succédant à Montparnasse. Les restaurants à la mode où les artistes doivent se montrer ne sont plus le Dôme, le Select ou la Coupole mais le Royal Saint Germain, le Café de Flore, les Deux Magots …
On danse au Caveau de la Huchette et au Tabou, au son des orchestres de jazz, de la clarinette de Sidney Bechet et des mélodies de Miles Davis.

Kisling doit reconquérir Paris et décide de réunir autour de ses déjeuners du mercredi les critiques, comédiens, collectionneurs français et des vedettes américaines : Joséphine Baker, Simone Simon, Marcel Dalio …
Peu à peu, le succès revient mais Kisling patientera quatre ans pour que la Galerie Drouant-David organise, en 1951, une exposition d’une cinquantaine de ses toiles. Les critiques Bromberger, Dormand, Warnod, Barrot encensent l’artiste et évoquent une ode à la joie de vivre. La même année, 10 peintures récentes figurent aux cimaises de la galerie Puget à Marseille.

En 1953, à l’abri des modes et donc indémodable, Kisling travaille au succès de plusieurs expositions dans différents musées : Montparnasse, Marseille et Cagnes-sur-Mer, vieil édifice qui domine « Les Collettes » et dernière demeure de Renoir. S’y ajoute sa seconde exposition chez Drouant-David où sont présentées 40 œuvres sans que Kisling n’y assiste car il décède brutalement le 29 avril 1953.

Kisling reçoit un hommage national de la presse, des politiques et de tout ce qui gravite dans le monde de l’art. Les témoignages d’amitié et de reconnaissance les plus touchants viennent de ses amis et voisins. Sanary est un village où ne réside qu’un fleuriste rapidement dévalisé. La population cueille alors dans tous les parcs et jardins des fleurs pour les offrir en dernier hommage à Kisling, sacré ainsi « Enfant du pays ».
Par une mystique coïncidence, le portrait de l’Abbé Galli, attaché au diocèse régional, est le dernier peint par l’artiste.

Kisling, c’est l’itinéraire d’un esprit libre qui suit sa propre voie, indépendant vis-à-vis des nombreux mouvements d’avant-gardes qui se sont succédés dans cette première moitié du 20ème siècle.
L’acte de peindre lui apporte autant de bonheur que la représentation d’un sujet heureux. Guidé par l’instinct, Kisling peint avec le même naturel que les oiseaux s’envolent ou que les animaux chassent pour survivre. Dans une quête de vérité, Kisling ne saurait finir un visage ou le rendu d’un regard si le modèle n’est pas en face de lui.
L’œuvre de maturité reste fidèle au modelé et s’inscrit dans la grande tradition picturale classique avec un goût pour l’équilibre, les belles matières et l’harmonie.

Marc Ottavi
Auteur du nouveau Catalogue Raisonné de Moïse Kisling