Thanos Tsingos, un peintre grec lyrique envoûté par la couleur
Avec quelque deux mille tableaux produits en dix ans, sa carrière a été aussi riche que fulgurante. Un parcours rimbaldien et une œuvre incandescente dont cette vente offre un bel aperçu.
Thanos Tsingos (1914-1965), Fond marin, vers 1957, huile sur toile, 195 x 130 cm (détail).
Estimation : 15 000/20 000 €
L’artiste grec Thanos Tsingos fait figure d’astre noir incandescent, lui qui s’est nourri de sa folie créatrice pour finalement imploser au cœur du monde de l’art à Paris dans les années 1950. Sa carrière est, elle, aussi fugace que prolifique : environ deux mille tableaux en dix ans, de 1953 à 1963, pendant lesquels il n’aura de cesse de livrer un combat au corps-à-corps avec les couleurs. « Ni tout à fait abstrait ni vraiment figuratif. Informel », dira Michel Ragon dans le catalogue de l’exposition consacrée au peintre par le Centre Pompidou en 1980. L’artiste ressemble à son œuvre, à la fois solaire et sombre. Marc Ottavi est l’expert du chapitre « peintres grecs » de la vente Art+ organisée par la maison Ulysse & Victor, qui comprend treize tableaux provenant de deux collections privées initiées par des proches de l’artiste, Bertrand Bruhl et René Dreyfus. La rencontre avec les œuvres de Tsingos, pour celui qui réalise aussi son catalogue raisonné (dont le premier tome est attendu en 2027), est un choc : « En 1987, j’entre dans une salle à Drouot lors d’une vente organisée par le commissaire-priseur Guy Loudmer. Je suis alors littéralement scotché par la débauche de couleurs qui se dégage des toiles accrochées sur les cimaises. Tsingos peint des fleurs, mais des fleurs en rébellion, toujours violentes, il ne donne pas de douceur à ses bouquets », se souvient l’expert. Les œuvres Fleurs, de 1956 (3 000/4 000 €), et Fleurs sur fond gris, de 1958 (5 000/8 000 €), ne disent pas autre chose, tant on a l’impression qu’elles pourraient prendre place dans l’univers baudelairien.
Estimation : 5 000/8 000 €
Un combat avec la toile
La singulière technique du peintre rappelle qu’il aurait eu tant à partager avec Jackson Pollock s’il avait pu le rencontrer. Son épouse, Christine Mavraoïdj, grecque comme lui, écrit dans ses notes reproduites dans le catalogue du Centre Pompidou : « Tsingos peignait par terre et plusieurs toiles à la fois. Il mettait ses toiles par terre et à côté des dizaines d’énormes tubes de couleur comme un incendiaire qui met le feu à une ville. Il jetait la peinture avec une cuillère, la répartissait avec ses mains ou avec un couteau, ou il peignait avec le tube qu’il pressait, peignait avec tout son corps. Mais dans cet espace de tourbillon qu’il provoquait, il ne cessait d’être le maître ; nous autres spectateurs regardions fascinés, mais lui savait très bien où il allait. Tantôt il secouait la toile, tantôt il la renversait complètement, tantôt il la penchait à peine mais quand il avait fini, tout avait pris sa place, tout suivait l’ordre ». Mais le chaos a-t-il un ordre ? Il semble totalement en déséquilibre dans une Composition verte datée de 1952 (1 500/2 000 €). Pour comprendre la ou les vérités de l’artiste, peut-être faut-il se plonger dans une chronologie qui éclaire sa vie, ses fulgurances et ses démons. Pour Tsingos, tout commence en Grèce, à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jeune architecte, Thanos Tsingos participe à la résistance pendant le conflit en Afrique du Nord. Il se range, aux prémices de la guerre civile grecque, du côté du Front de libération nationale (EAM), fondé par le Parti communiste local et soutenu par l’URSS.
Son engagement lui vaut une condamnation à mort après la révolte de la 1ère brigade, écrasée par les Britanniques en 1944. Incarcéré au Soudan et après deux mois d’attente, il voit sa peine commuée en prison à vie, pour finalement être prescrite en 1946. Le retour en Grèce n’est que de courte durée : Tsingos, qui rêve du Brésil et de son programme architectural, se résout à l’exil. Il fait escale à Paris et rencontre Christine Mavraoïdj. Il s’envole pour l’Amérique du Sud, où il est reçu par Oscar Niemeyer grâce à la recommandation de son ami Georges Candilis, proche collaborateur de Le Corbusier. L’aventure brésilienne finit malgré tout assez vite, sans doute bousculée par le désir de retrouver Christine. Celle-ci, actrice, muse de Samuel Beckett, investit grâce à un petit héritage dans un théâtre, la Gaîté-Montparnasse, en 1949. Elle confie les décors des pièces de Ionesco, Cocteau ou Shaw à celui qui deviendra son mari. Cette expérience marquera les débuts de Tsingos dans la peinture. Malgré les succès critiques, les difficultés financières s’accumulent et le peintre quitte le théâtre pour se consacrer entièrement à ses créations. La diaspora grecque est assez importante à Paris, dans les années 1950. Tsingos peut ainsi rencontrer Takis, Yannis Gaïtis (dont deux toiles Composition, 1960 et Sans titre, estimées 2 000/2 500 € seront aussi présentées dans la vente) ou la jeune galeriste Iris Clert, elle aussi d’origine grecque. L’année 1953 marque une étape très importante pour l’artiste puisqu’il est exposé par Paul Facchetti dans son Studio, qui marquera l’histoire de l’abstraction lyrique européenne. Colette Audry, critique de la revue Les Temps modernes, fondée par Jean-Paul Sartre, fait l’éloge de l’exposition dans un texte qui fera date : « Le premier jugement que l’on porte sur les tableaux de Thanos Tsingos, c’est qu’on est en présence d’un pur coloriste… pour cette raison son problème n’est pas un problème de couleur… mais de remplacer l’expression de la force par celle du mouvement… il s’agit d’imposer un monde où la forme n’existe pas. » Suivent le Salon des réalités nouvelles en 1954, une exposition à la galerie Kleber en 1955, puis « Micro-Cosmos » dans la toute nouvelle galerie Iris Clert. Dans ses mémoires, Iris.Time : l’artventure (éditions Denoël, 1978), celle-ci se souvient : « En octobre j’exposerai Tsingos… Tout s’annonce bien mais comme d’habitude Tsingos n’a plus de tableaux. La veille du vernissage, je le trouverai chez lui en train de peindre à toute allure les dernières toiles. Elles sont toutes fraîches. L’épaisseur de la pâte est telle qu’il leur faudrait des mois pour sécher. Le jour du vernissage, les invitées repartaient avec les pétales de fleurs de Tsingos sur leurs robes ».
Estimation : 8 000/12 000 €
En 1953, Tsingos est exposé par Paul Facchetti dans son Studio, qui marquera l’histoire de l’abstraction lyrique européenne.
Succès et addictions
Ces souvenirs révèlent une autre facette du peintre, beaucoup plus dangereuse pour lui, ses addictions. « Tsingos ne pouvait peindre que dans l’urgence et l’exaltation, dans une transe enfiévrée par les vapeurs de rhum, dont il pouvait boire jusqu’à deux bouteilles par jour, confie Marc Ottavi. Son ami Yannis Gaïtis, qui l’hébergeait, a même réussi un moment à le convaincre de remplacer l’alcool par du lait. Le résultat ne s’est pas fait attendre, il a cessé de peindre… » L’exaltation, l’artiste la retrouve bien vite en renouant avec le rhum, mais aussi en laissant libre cours à ses effets de matière, ses gestes picturaux qui, pour le critique Charles Estienne, le rapprochent des peintres « tachistes ». Pourtant, Tsingos n’a jamais vraiment abandonné une certaine forme de réalisme, la représentation des fleurs ou des paysages. Il profite même de son séjour cannois et de sa collaboration en 1959 avec la galerie 65 pour peindre avec succès des marines, dont Bateaux à Cannes (1 500/2 000 €) est un bel exemple. D’autres expositions sont organisées à Londres, Paris ou Milan, et même Athènes. Malheureusement, fatigué, rattrapé par la maladie au début des années 1960, l’artiste peut de moins en moins travailler. Après un ultime voyage à Paris sous forme d’un au revoir auprès de ses amis, Thanos Tsingos s’éteint à l’hôpital Evangelismós d’Athènes le 26 janvier 1965.
Article de Nicolas Denis publié dans la Gazette Drouot, 30 janvier 2025